Pas habitué de c'grand déballage de mondanité. Tout l'gratin était là c'soir et moi avec. Une chance, un hasard en fait, le p'tit Jeannot était bien malade, la gueule pâle comme les fesses d'une vierge, et les mains tremblantes, sauf qu'ben il devait y être c'soir là, pour palper quelques pièces. Du coup, j'repris l'flambeau, j'lui donnerais pas toutes les pièces, mais le quart j'lui avais dis, pour qu'il puisse s'soigner un peu le pauvre bougre. Pis, il avait fait ça pour moi, y'a quelques années aussi, en m'donnant quelques pièces, pour pas que j'bouffe que mes ongles pendant l'hiver. J'avais enfilé un costume, pas l'genre qui se trouve au marché du bout du port l'dimanche matin, mais le genre pour aller chez une modiste. J'étais pas invité moi, j'étais juste là pour porter les plateaux comme un servant quoi, et j'pouvais normalement pas parler aux invités, les servants ça parle pas dans leur monde.

Une belle dame de la haute (Mina), attrapa une coupe de mon plateau, tournoyant avec c'te robe colorée et ses rubans dans les chveux, c'est pas c'genre de dames avec lesquelles j'finis mes nuits... Moi elles sont moins colorées et apprêtées, mais assez tendres et déterminées pour m'faire oublier leurs mains pas lavées. J'regarde ici et là, et j'pose mon regard sur les épaules des dames, sur leurs courbes à peine voilées et j'souris en coin, j'parle pas, mais j'les vois.

C'était Lord Langford en personne, qui avait insisté, parait-il. Le Maître d'hôtel de la maison avait reniflé de mépris, en te regardant des pieds à la tête. Au diable, tes habits bien tenus. Il dévisageait cette crinière sombre, un peu trop longue et cette maudite barbe qui masquait tes traits fins. Superviser la cave, les ravitaillements d'alcool, ce qui serait servi ou non, encadrer le personnel et assister au service des boissons. Voilà quelles seraient tes tâches de la soirée. Pourquoi Langford t'avait choisi, toi? En quoi un étranger venu d'un club enfumé du centre de la ville avait-il sa place au service de la Maisonnée?

Il se détourne, une injure en dents. Langford n'était plus le même homme, depuis la disparition de sa jeune épouse.
Il n'était plus le même depuis son retour, non plus.

Langford. Ton regard de malachite se voile, un instant. Si le White's étaient le refuge de bien des aristocrates pour fuir leur ménage, peu se permettaient d'être aussi vulnérable que l'avait été le Lord, à ton endroit. Il s'était écroulé, au détour de l'ombre d'un couloir. Il s'était écroulé dans tes bras, rompu par les interrogatoires de la police. Il s'était écroulé comme un petit enfant, mouillant l'épaule de ton habit, les mains serrées sur ton col.

Il ne lui aurait jamais fait ça. Il ne lui aurait jamais fait de mal. Jamais. Tu comprenais, toi, n'est-ce pas?
N'est-ce pas, Isaiah? Et son retour... le retour de l'épouse prodige... cette angoisse dans les yeux du mari.
Comprenais-tu réellement, toi qui avait abandonné femme et enfant? Qui étais-tu pour recevoir ces confidences?

Un simple signe du menton. Voilà les seules salutations que ton mécène t'offre, ce soir. Tu sais que c'est déjà énorme. Qu'espère-t-il, en t'exposant ainsi au gratin? Que veut-il de toi?

Tes yeux survolent la salle. Les charmes féminins, toujours absents du White's, éclosent comme des fleurs au printemps, ici. Leurs parfums t'étourdissent. Là, une vicomtesse salue ses hôtes, au centre du bal. Là-bas, on chuchote. Qu'est-il arrivé à Lady Langford? La question est sur toutes les lèvres.

Tu fronces les sourcils. Qui est ce type, à la place de Jean? Où est donc passé le valet habituel du White's à qui tu as demandé de t'accompagner ce soir? Mais où est Jean, bordel?

Tu dépasses la vicomtesse.

"Madame."
Salutations polies d'un serviteur. Y aura t-il un jour où tu seras autre chose?

À pas de loup, tu t'approche du pauvre diable. Tu suis son regard et glisse sur les épaules de la jeune aristocrate qui vient d'emporter sa coupe de champagne. Tu demeure silencieux, un instant, avant de te placer devant lui, pour lisser discrètement son col froissé. Ta voix n'est qu'un mince chuchotement, au milieu de la cohue.

"Un copain de Jean, c'est ça? La prochaine fois, tu lui diras d'avertir, au moins. Où te crois-tu? Cesse de les regarder comme ça. On n'est pas à la boucherie, à ce que je sache."

Le ton de ta voix se radoucit. Lui et toi n'êtes pas différent. Tu les connais toi aussi, les bas-fonds, pas?

"Tu vas t'attirer des ennuis. Ce monde-là n'est pas le nôtre."