Elle a caché son visage derrière sa pinte levée et noyé les papillons qui voletaient dans son ventre sous une longue gorgée de bière. Il l'avait prise au dépourvu, avec ce nonchalant "quand y'a pas d'amour, un mariage ça sert à rien". Fermant les yeux, Johanne se maudissait de se mettre en émoi pour une simple phrase. Elle se sentait toujours ridicule quand cela arrivait. Ridicule et conquise. Soupirant du nez dans sa pinte déjà vide, la jeune femme se reprenait en picorant un nouveau morceau de pain, plus voracement. Il répond finalement à sa question, en décalé mais ça lui allait. Mais voilà qu’il se la joue joli coeur en lui demandant de s’improviser couturière. Un sourire cabochard, le coup de la mèche rebelle, Keltie le regarde fixement avant de croiser les bras, soudain sévère.

- Joue pas à ça avec moi !

Elle avait parlé plus fort que voulu et sa propre voix lui parut plus agacée qu’elle ne l’était. Elle avait répondu trop vite ou c’était l’alcool qui lui déliait la langue mais déformait le message. Qu’il ne joue pas à “ça”, ça voulait dire quoi ? Et pas avec elle. Parce qu’elle voulait pas de “ça” ? Ou qu’elle voulait un autre “ça” ? Johanne ne voulait pas répondre à ces questions et elle allait trouver une blague pour rebondir et faire passer sa colère pour un jeu. Sauf que le voilà qui bondit sur sa chaise comme si un rat lui avait croqué le derrière. Il rit et elle a l’impression qu’il a rien capté à ce qu’elle avait dit. Tant mieux. Tant mieux ?

Il finit en deux gorgées sa pinte et se saisit de sa main pour l'entraîner au dehors. Jo’ chope le pain juste à temps et l'enfouit sous sa veste. Elle ne comprend pas l’empressement de son ami mais s'il renonce à leurs bols de soupe c’est qu’il devait avoir un truc vraiment important à lui montrer ! Un truc qui a l’air de le contrarier à le voir gesticuler comme ça, une main qui lui frotte la tête comme s’il avait des poux et l’autre qui forme un poing serré dans sa poche. Il lui demande de pas avoir peur alors qu’ils arrivent devant chez lui. Pourquoi elle aurait peur ? De quoi ? Jo’ est pas une peureuse, ça existe pas dans les bas quartiers, les filles d’ici, elles peuvent pas se payer ce luxe. Elles ont pas peur, elles se démerdent. Elles apprennent à se battre et à courir. La mère Jo’ était pas mauvaise dans les deux exercices mais elle n’avait jamais eu à craindre que des dangers très primaires.

La porte se referme sur la chambre de Celian et Johanne observe les lieux avec une pointe d’appréhension, elle ne voulait pas tomber sur la dernière conquête de son ami, endormie dans ses draps. C’était con, il l’aurait pas tiré jusque là pour lui présenter sa dulcinée de la nuit. Il avait dit "un truc" et il parlerait jamais comme ça d'une fille. Elle était con quand elle s’y mettait. La jeune femme passe une main dans ses cheveux, faisant tomber et ébouriffant la tresse qui retenait ses cheveux. Retirant sa casquette elle la lançait sur une chaise non loin. Lorsque ses yeux bleus se redressent sur Celian, il a retiré sa veste et tiré les rideaux mais Keltie ne se fait plus d’idée. Elle le regarde et l’anxiété qu’elle lit sur les traits de son ami annihile tout ce qui bouillonnait dans son coeur épris. Il avait besoin d’elle.

Elle acquiesce sans répondre alors qu’il lui demande de ne pas crier. Elle est prête à le voir sortir un truc louche d’un meuble ou de sous son lit. Une arme ? Un cadavre dans un placard ? Il avait trempé dans un truc plus glauque qu’il l’avait voulu ? Johanne était prête à encaisser n’importe quoi, ils feraient face.

Mais le voilà qui sort ses mains de ses poches avec rien et qu’il les mets face l’une à l’autre comme s’il allait y faire apparaître un ballon. C’était censé vouloir dire quelque chose ? Jo’ ouvre la bouche mais la question se meurt sur ses lèvres ouvertes. Y a de la vapeur entre ses mains. Non c’pas vraiment de la vapeur, c’est plutôt comme de la fumée grise et bleue. Ça lui rappelle les fumerolles d’opium et Jo’ se dit que son ami est tombé dans cette merde aussi vite qu’elle abandonne cette supposition. Comment ça, "ce qu’il pouvait faire" ?

Fuis pas.

- T’es con ou quoi. Jamais d’la vie j’te fuirais.

Ses sourcils froncés et la tresse de ses cheveux en épis sur son épaule, elle approche de son ami et se penche devant lui pour observer de plus près ce qu’il a dans les mains. D’ici ça ressemblait à un nuage. Un de ceux qui tournent à l’orage. Elle ne voit rien qui puisse expliquer son apparition mais de toute manière, elle n’a pas idée de penser que Celian pourrait lui jouer un tour. Elle le connaissait trop bien et son visage, ce visage-là, c’était pas celui d’une fausse panique.

- Un genre.. d’électricité statique ?

Parce que ça ressemblait à un orage, elle pensait à ce phénomène bizarre qui se produisait parfois quand elle retirait son pull en hiver. Ca faisait comme des p’tites étincelles qu’on voyait que dans l’obscurité. Et ça hérissait ses cheveux. Elle avait du vocabulaire la Johanne mais ça valait pas grand chose pour expliquer ce qui se passait devant ses yeux. Levant doucement une main, elle approche ses doigts des dextres du jeune homme.

- Je peux.. toucher ?

Qu’elle demande alors que la pulpe de ses doigts s’est suspendue à quelques millimètres de l’ouverture entre les mains de Celian.